La fontaine au cœur
Grand mamie massive, le poids sur les genoux sous les grandes jupes, les pieds nus dans des chaussures adaptées.
Dans la cuisine étroite, des oncles et tantes debout, entre la porte et le poêle. Big mamie au centre d’une table ronde cirée. Les mazagrans fument leur café. On y trempe des biscuits secs qui se fondent au fonds.
On parle fort, pendant que mamie retrouve, dans son monde, des bouts de souvenirs préférés. Des noms s’échappent, elle parle souvent de sa maman, de Sauxemesnil.
Nous finissons les gâteaux et repartons à une heure étrange, avant le dîner, bien après le goûter.
La télé est restée allumée. Les pulls sont tombés.
Toujours je pense, alors que la voiture quitte la Fontaine au cœur, au lavoir, un peu plus bas, à la vie d’avant, aux oranges à noël, aux repas-confitures.
Mamie a maigri. Elle rejoint ses souvenirs. Avec elle disparaît la petite communauté de frères et sœurs debout dans la cuisine.
Peu de choses me relient à elle : des yeux noisettes, la nostalgie de l’avant, un certain désintérêt pour la cuisine et le goût du sucré.
Je n’ai jamais bien su cartographier sa vie, elle n’a jamais su la raconter. C’est un mélange de guerre et d’amour maternel, de grossesses et de privations, de ménages chez un châtelain, d’empêchements. C’est aussi Jules et Jean.
Dans la chambre où elle attend sa fin, la télé est éteinte. Quelques photos, des peluches, une gourmette et un petit meuble, dernier vestige de la fontaine au cœur. La grande baie vitrée donne sur un champ que visite un groupe de chevaux, de temps à autre. Le personnel est gentil.
Elle ne parle plus. Elle ressasse avec les yeux.
Je me souviens des jours de marché, du poulailler, du jardin où nous n’allions jamais. Le poêle, les heures vagues, le brouhaha, les embrassades dans le couloir glacial. Je n’oublie pas l’amertume, la déception, les jours de détresse où nous le lui suffisions pas. Une fontaine dans le coeur.